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Namur, le 11 novembre 2019

Ce 4 octobre 2019 encore, lors de l’émission radio CQFD, le journaliste François Brabant interagissait avec son collègue Arnaud Ruyssen de la RTBF sur l’impossible équation fédérale. Pour le rédacteur en chef de Wilfried Magazine, un parfum de confédéralisme règne sur le débat politique belge. Mais, ajoutait-il, le confédéralisme, je pense que cela n’adviendra pas et que personne ne sait vraiment ce que c’est, le journaliste assimilant ensuite le confédéralisme au séparatisme. Ainsi entre-t-on dans un mode de réflexion binaire : fédéralisme ou séparation. Ce positionnement est caractéristique d’une bonne partie des observateurs, mais aussi des acteurs wallons et bruxellois francophones de la vie politique belge.

Il suffit pourtant d’ouvrir un livre récent de science politique pour y lire que le séparatisme ne se confond pas avec le confédéralisme. (…) Dans le confédéralisme, observent quelques-uns des plus brillants politologues belges contemporains, des États indépendants maintiennent des liens institutionnels entre eux. Parler de confédéralisation (comme le font certains partis politiques en Belgique) consiste à dire que toutes ou certaines entités fédérées se muent elles-mêmes en États indépendants, demeurant toutefois liés entre eux dans une structure commune qui n’est plus celle d’un État, mais bien d’une organisation internationale [1] . Voici quelques années, certains journalistes ont d’ailleurs également tenté de clarifier le concept. Observant que les termes « fédéralisme », « confédéralisme » ou « séparatisme » reviennent régulièrement dans les discussions communautaires en Belgique, L’Écho notait en 2002 qu’en Belgique, le confédéralisme sert à désigner deux ou trois entités (Flandre, Wallonie, Bruxelles) qui créeraient une union sur des matières limitées (Affaires étrangères, etc.) [2] . Dès lors, qu’est-ce qui rend l’utilisation du concept de confédéralisme si difficile ?

Qu’est-ce qui rend l’utilisation du concept de confédéralisme si difficile ?

Probablement et avant tout l’absence de mémoire et le déficit de connaissance historique. Qui se souvient de cet éditorial de L’Écho du 27 janvier 2001 qui, saluant les accords du Lambermont conclus quelques jours auparavant comme une étape marquante, notait qu’il est clair qu’on est aujourd’hui dans un schéma confédéral dont on n’ose prononcer le nom de peur d’effaroucher celles et ceux (qui forment d’ailleurs toujours la majorité dans ce pays) qui refusent ce type de structure vidant l’État de sa substance, voire de sa raison d’être [3]. Six mois plus tard, le même quotidien évoquait la réforme conclue par la loi spéciale du 13 juillet 2001, en tant que prémices de confédéralisme, (…) dernière étape avant le confédéralisme [4]. La peur d’effaroucher, ici pointée, est essentielle. Faire peur a toujours constitué une arme politique redoutable.

Il faut rendre d’emblée à la députée libérale flamande Annemie Neyts-Uyttebroeck, la maternité d’avoir, lors d’un débat à la Chambre, le 18 janvier 1993, qualifié le confédéralisme de spectre institutionnel (institutionele spook) [5]. La formule nous paraît particulièrement adéquate. En français, le mot spectre renvoie depuis le XVIe siècle à l’apparition, qui fait plus ou moins peur, d’un fantôme, d’un mort, avec, étymologiquement, l’idée de spectacle, de simulacre, de fausse idée, de vision vague et effrayante. Par métaphore, le spectre est un objet qui épouvante [6]. Freddy Terwagne lui-même avait utilisé cette formule en 1970 lorsqu’il défendait son projet de réforme de l’État. Le 18 juin de cette année-là, le ministre wallon des Relations communautaires avait en effet dit aux sénateurs que plutôt dagiter le spectre dune Belgique fédérale, (…), il fallait considérer que lÉtat que nous allons créer, communautaire et régionalisé, nest pas un État fédéral et (qu’) un fédéraliste doit être à laise pour le souligner [7]. Ainsi, qualifier la réforme de l’État a toujours été difficile. Pour obtenir l’adhésion des parlementaires, les ministres des réformes institutionnelles ont souvent minimisé l’ampleur des transformations, évitant les mots qui, comme fédéralisme, risquaient d’effrayer leurs auditeurs. Selon le député alors social-chrétien François Persoons (1925-1981), telle qu’elle a été pensée différemment de chaque côté de la frontière linguistique, la réforme des institutions de l’État était, au moins au départ, porteuse, d’une part, d’une sorte de confédéralisme culturel à deux, et, d’autre part, d’une forme de fédéralisme économique à trois [8].

Politiquement, il est intéressant de noter – et nous y reviendrons – que l’occurrence du mot confédéralisme se multiplie dans les milieux politiques belges à partir de 1988, au moment où comme l’écrit alors Xavier Mabille, le mot fédéralisme est désormais exorcisé en Belgique [9]. Jusqu’alors, écrivait le directeur général du CRISP, il était brandi comme une revendication par les uns, comme un repoussoir par les autres, il a ensuite accompagné des conversions, assorties ou non de réserves et d’interprétations, avant de donner lieu à désamorçage par le discours officiel, voire à des tentatives de récupération par des unitaristes qui se sont résolus à employer le mot à leur tour [10]. Même si sa figure plane depuis plus longtemps sur la réforme de l’État [11], le confédéralisme prend pleinement son sens de spectre en 1993 lors de la discussion de l’article 1er de la nouvelle Constitution affirmant que la Belgique est un État fédéral, qui se compose des communautés et des régions. Dès lors, le mot confédéralisme remplace le fantôme du fédéralisme à côté de celui du séparatisme, dont il est l’ombre, au rayon des épouvantails, ces objets qui inspirent de vaines et excessives terreurs… Le sociologue louvaniste Jacques Leclercq (1891-1971) ne disait-il pas que la peur est de tous les sentiments celui qui trouble le plus profondément l’esprit ? [12]

 Ferments fédéraux ou confédéraux de la réforme de l’État ? 

Déjà, fin 1988 début 1989, le côté symbolique de la qualification de l’État belge avait été identifié par Hugues Dumont. Le professeur de Droit constitutionnel à l’Université Saint-Louis l’avait fait après une journée de colloque dans lequel les interventions de ses collègues, d’une part de Karel Rimanque (1942-2008) de l’Université d’Anvers et de l’autre, de Francis Delpérée de l’UCL, avaient divergé sur la question de savoir si la réforme de l’État menée depuis 1970 contenait des ferments fédéraux ou confédéraux. Le professeur de Louvain dénonçait sans les nommer les courants (qui) soutiennent que, dès à présent, les structures de l’État belge sacrifient pour une part à la philosophie confédérale et qu’à plus long terme, elles gagneraient à être tout entières aménagées dans cette perspective [13]. Or, poursuivait Francis Delperée, préconiser l’instauration d’une confédération d’États en Belgique, c’est donc lutter, consciemment ou inconsciemment, pour l’indépendance de la Wallonie, de la Flandre, de Bruxelles ou d’autres entités encore. De son côté, le professeur à l’Université d’Anvers estimait que, depuis 1970, la Belgique se caractérise par un processus de décision confédéral au niveau central, en mettant notamment en évidence la parité entre francophones et néerlandophones au Conseil des Ministres [14]. Tout en nuançant les arguments des deux premiers professeurs, Hugues Dumont se disait d’accord avec Francis Delperée pour souligner la distance qui sépare « la voie fédérale » de la voie confédérale. Mais, ajoutait le professeur à Saint-Louis, si le fossé est profond, en Belgique, il n’en est pas moins toujours étroit, (…), en fonction du caractère fondamentalement dualiste du rapport des forces [15].

Ce n’était pas la première fois que Karel Rimanque ouvrait ce débat. Il l’avait déjà engagé avec plusieurs de ses collègues en 1974-1975 à la demande du ministre Robert Vandekerckhove (1917-1980), artisan avec François Perin de la régionalisation provisoire [16]. En 1993, il reviendra encore sur cette question lors des journées d’étude consacrées à « la Belgique fédérale », organisées par le Centre d’Études constitutionnelles et administratives de l’Université catholique de Louvain. Ce fut pour Rimanque l’occasion de montrer que le fédéralisme belge a plus de caractéristiques confédérales qu’on n’a souvent le courage de l’admettre [17]. Le professeur à l’Universitaire Instelling Antwerpen y pointait la règle de l’unanimité ou encore la majorité très qualifiée nécessaire pour décider parmi les différentes composantes de l’État. Il notait d’ailleurs que ces composantes ne devaient pas nécessairement être des États souverains au plan international en rappelant l’exemple de la République des Provinces unies des Pays-Bas, de 1579 (l’Union d’Utrecht) à 1795 (l’intégration dans le système républicain français). Ainsi, le constitutionnaliste considérait-il que la parité au Conseil des ministres (Article 86bis) ressemblait à une conférence diplomatique et donc davantage à un système confédéral qu’à un gouvernement fédéral. De même, observant le système législatif, Karel Rimanque soulignait que la loi ne pouvait être adoptée, en fait ou en droit, qu’avec l’assentiment des représentants des deux grandes communautés. Le constitutionnaliste estimait de plus que la pratique d’accords de coopération dans le domaine des négociations de traités et de la représentation de la Belgique dans les organes internationaux pouvait laisser penser que le stade du fédéralisme était déjà dépassé [18]. Karel Rimanque en concluait que le fédéralisme belge reconnaît le droit de veto des grandes communautés non seulement au niveau de leur entité fédérée, mais aussi pour la mise en œuvre de politiques restées fédérales : la Belgique évolue, écrivait-il, dans une direction qui présente quelque analogie avec les systèmes de décision pratiqués dans une confédération [19].

Alors que, dans ce début du XXIe siècle, nombre de juristes et de constitutionnalistes belges francophones dénoncent le confédéralisme comme un objet flou [20] et étranger à notre tradition politique, l’historien observe que ce mode d’organisation fait vraiment partie de l’histoire de Belgique et, n’en déplaise à certains, de la Wallonie [21]. Longtemps d’ailleurs, probablement jusqu’en 1993, il sera intimement lié au concept de fédéralisme, avec parfois, quelques efforts pour en établir les nuances. C’est ce que nous verrons dans les deux articles suivants, considérant le lien confédéral dans l’histoire de la Wallonie, et donc aussi en partie dans celle de la Belgique, de 1790 à nos jours, avant et après 1945. Un quatrième papier s’intitulera Ce confédéralisme qui vient… Il me permettra de dire pourquoi je partage l’opinion de Hervé Hasquin lorsqu’il observait, le 13 octobre 2000, que l‘État belge va encore muter. Et l’historien wallon d’estimer alors que, dans un délai sur lequel il ne voulait pas se prononcer, la Belgique ne sera plus un État fédéral, mais un État confédéral, ajoutant que : c’est du cousu main [22].

Cette dernière expression signifie qu’il s’agit d’une entreprise qu’on est sûr de réussir. Ce qui rappelle à quel point ceux qui s’y opposent obstinément mènent une tâche difficile.

A suivre : Le confédéralisme, spectre institutionnel (2), Une inspiration internationale (1790-1945)

Philippe Destatte

PhD2050

 

[1] Thierry BALZACQ, Pierre BAUDEWYNS, Jérôme JAMIN, Vincent LEGRAND, Olivier PAYE, Nathalie SCHIFFINO, Fondements de science politique, p. 122, Louvain-la-Neuve, De Boeck, 2014. – Ce texte trouve son origine dans une note préparatoire à mon passage à l’émission Au bout du jour, réalisée par Eddy Caekelberghs sur la Première de la RTBF et diffusée le 5 juin 2019.

[2] Une affaire de vocabulaire, dans L’Echo, 21 décembre 2002. Nous aurions ajouté l’OstBelgien dans la parenthèse…

[3] Lambermont : une étape marquante !, dans L’Echo, 27 janvier 2001.

[4] Lambermont : une nouvelle réforme de l’État et des prémices de confédéralisme, dans L’Echo, 12 juillet 2001. – Les accords du Lambermont sonnent comme la dernière étape avant le confédéralisme (ou le séparatisme), dans L’Echo, 26 mars 2003.

[5] Er wordt nu een akkoord besproken dat geen enkel van de institutionele spoken heeft doen verdwijnen, integendeel. Omdat men heeft geweigerd te spreken over de fundamentele aanpak lezen wij nu inderdaad scenario’s over het einde van België, lezen wij verwijzingen naar het separatisme, het confederalisme, de splitsing van de sociale zekerheid, Voeren en zijn statuut, kortom alle institutionele spoken zijn meer springlevend dan ooit voorheen. Annales parlementaires, Chambre, 18 janvier 1993, p. 22-753.

[6] Alain REY dir., Dictionnaire historique de la langue française, t. 3, p. 3613, Paris, Le Robert, 2006.

[7] Intervention du ministre Freddy Terwagne, en charge des affaires institutionnelles, dans Annales parlementaires, Sénat, session 1969-1970,  18 juin 1970.

[8] Intervention de François Persoons, Annales parlementaires, Chambre, 23 juillet 1970, p. 29.

[9] Xavier MABILLE, La faille du compromis, dans Marc UYTTENDAELE dir., A l’enseigne de la Belgique nouvelle, Bruxelles, Numéro spécial de la Revue de l’ULB, 1989/3-4, p. 65. – On trouve la même analyse en 1997 chez Marc BERTRAND, représentant du président du PSC Charles-Ferdinand Nothomb, au débat Quel avenir pour la Belgique à l’horizon 2000 ?, dans Jacques LEMAIRE et André MIROIR, La Belgique et ses nations dans une nouvelle Europe, p. 28, Bruxelles, La Pensée et les hommes, Editions de l’Université de Bruxelles, 1997.

[10] Ibidem.

[11] André ALEN, Poging tot een juridische begripsomschrijving van unitarisme, centralisatie, deconcen tratie, decentralisatie, regionalisme, federalisme en confederatie, Heule, UGA, 1975.

[12] Cité en exergue de Christian FRANCK ea, « Choisir l’avenir », La Belgique en 1999, Bruxelles, Luc Pire, 1997.

[13] Francis DELPEREE, La voie fédérale, dans Hugues DUMONT ea dir., Belgitude et crise de l’Etat belge, p. 60, Bruxelles, Facultés universitaires Saint-Louis, 1989. – Ce texte a été également publié dans Journal des Tribunaux, 7 janvier 1989, p. 2-3.

[14] Karel RIMANQUE, Réflexions concernant la question oratoire : y a-t-il un Etat belge ?, dans H. DUMONT ea dir., Belgitude… p. 67.

[15] Hugues DUMONT, Etat, Nation et Constitution, De la théorie du droit public aux conditions de viabilité de l’Etat belge, dans H. DUMONT ea dir., Belgitude et crise de l’Etat belge,  p. 109.

[16] Jan de MEYER, André MAST, Karel RIMANQUE, Paul VERMEULEN, De Hervorming van de Staat, Speciaal Nummer van Tijdschrift voor Bestuurswetenschappen en Publiekrecht (TBP), Jahrgang 1975, s. 327sv.Peter HÄBERLE, Jahrbuch des Öffentlichen Rechts des Gegenwart, Neue Folge, Band 34, p. 168sv, , Tübingen, Mohr, 1985.

[17] Karel RIMANQUE, Le confédéralisme, dans Francis DELPEREE, La Constitution fédérale du 5 mai 1993, p. 31sv, Bruxelles, Bruylant, 1993.

[18] Ibidem, p. 35.

[19] Ibidem.

[20] Notons que ce reproche d’objet flou ou en tout cas de définition floue du concept sur le plan juridique s’adresse également au fédéralisme. Voir Olivier BEAUD, Théorie de la fédération, p. 12, Paris, PuF, 2007.

[21]  Voir aussi l’analyse de Peter De Roover chef de groupe NVA à la Chambre : Je sais que le confédéralisme est souvent perçu comme un projet flamand. A tort, selon moi. Cité dans : Le confédéralisme apportera une nouvelle dynamique à la Wallonie », dans L’Echo 16 mars 2019.

[22] Hasquin : « On va vers le confédéralisme », dans L’Echo, 13 octobre 2000.

Namur, le 23 mars 2019

Eddy Caekelberghs : Philippe Destatte, le patron de l’Institut Destrée, organise une spectrographie, une analyse en profondeur des tenants et aboutissants de l’économie, du statut et de l’état de la Wallonie. Où en sont les paramètres économiques, sociaux, de gouvernance, c’est ce que nous allons voir, sur base d’études réalisées par l’Institut et qu’il nous développera ici ce soir « Au bout du jour ». Bonsoir Philippe Destatte [1]

Philippe Destatte : Bonsoir.

 

1995-2017 : l’encéphalogramme plat

Eddy Caekelberghs : si la Wallonie n’est plus en déclin, elle ne se redresse pas : constat étayé et lourd.

Philippe Destatte : oui, mais constat qui n’est pas un scoop parce que, vous me connaissez bien, vous savez bien que depuis dix-quinze ans on se fréquente et que ce discours est le discours que je tiens depuis 2001, 2002 certainement. Dans les années 1990, un certain nombre de choses comme cela ont également été dites. Évidemment, le problème est que des échéances se précisent. Lorsqu’on observe cette non-évolution dans un climat où les situations ne sont pas dramatiques, tout va bien. Ici et maintenant, on constate que notre jeunesse est de plus en plus impactée par les effets de ce non-redressement. Les échéances qui se présentent à nous sont très très sérieuses. Viennent celles, tout le monde le rappelle, de la loi de financement. Celle-ci a été discutée en 2011, mise en œuvre en 2014, avec dix ans de moratoire jusqu’en 2024. 2024, c’est demain. À partir de ce moment-là, nous allons voir les transferts flamands diminuer progressivement, avec des montants importants, 10% par an, soit – 62 millions d’euros par an – pendant dix ans. Cela signifie que, dans la gestion, il va falloir faire moins de dépenses et les attribuer de manière différente. Et puis, on sait bien que l’Europe qui soutient la Wallonie au travers des fonds structurels ne pourra plus le faire au même niveau parce que son budget est mis en cause par le Brexit et aussi mobilisé par d’autres enjeux. D’autres Européens doivent être aidés. De surcroît, il existe d’autres moyens, peut-être plus éthiques, de dépenser l’argent européen. On oublie souvent une troisième dimension : ce sont les enjeux climatiques et la sortie du nucléaire en 2025. Tout cela nous montre qu’il existe des échéances très proches pour lesquelles les Wallonnes et les Wallons doivent être mieux armés, plus musclés, plus costauds.

Eddy Caekelberghs : quand on dit, si la Wallonie n’est plus en déclin, OK, postulons « la Wallonie n’est plus en déclin ». Cela, c’est déjà au moins une bonne nouvelle.

Philippe Destatte : tout à fait. En fait, c’est une bonne nouvelle, mais qui date aussi des années 1990… voire de la fin des années 1980.

Eddy Caekelberghs : on continue régulièrement à brocarder la Wallonie

Philippe Destatte : le déclin wallon, Philippe Busquin en avait parlé à l’époque [2]. Il avait dit : « on en sort ». Et c’est vrai qu’on en sortait, et cela se voyait assez clairement dans les chiffres [3]. Le problème c’est que vous pouvez arrêter de plonger et puis vous restez sur ce que j’ai appelé une zone stationnaire. Je l’ai dit parfois de façon plus désagréable : l’encéphalogramme plat. Lorsqu’on regarde la plupart des indicateurs, on voit que, de 1995 à 2016, pour prendre les dernières données, ou 2017 pour certains, on n’amorce pas la remontée qui nous permettrait de recoller, non seulement au niveau flamand mais aussi au niveau européen.

Et on a raison de dire que ce n’est pas évident, parce que la Flandre est une région particulièrement dynamique sur le plan socio-économique. Toutefois, si on se compare aux RETI – les Régions européennes de Tradition industrielle, comme le Conseil économique et social de Wallonie a pu le faire en 2016, avec des données à près de dix ans (2005-2013), on constate que la plupart des autres régions qui ont subi de grandes mutations industrielles et qui sont entrées en déliquescence ont trouvé des alternatives … [4]

Eddy Caekelberghs : la Lorraine française ?

Philippe Destatte : la Lorraine n’est pas un bon exemple parce que la Lorraine se trouve à un niveau différent. Avec la Lorraine c’est difficile de se comparer. Si on compare aux régions françaises, on peut dire que grosso modo, une année sur l’autre, on joue à peu près dans la même division. Notre proximité est grande avec l’évolution du Nord – Pas-de-Calais, la Champagne-Ardenne est en perte de vitesse pour l’instant.

La Wallonie et ses voisines - PIB 2003-2017

Sauf que, en France, la dynamique est différente de la nôtre, c’est-à-dire que, lorsque des problèmes socio-économiques se posent en Lorraine, Paris soutient les Lorrains. Ici, il n’est pas sûr – et nous le savons bien – que, à cinq ans, à dix ans, une solidarité se marquera encore entre les régions au niveau belge.

Eddy Caekelberghs : existe-t-il toujours une trop lourde perfusion flamande sur la Wallonie ? On entend, du côté de la NVA et d’autres voix dire : « on en a marre de donner notre argent à des Wallons qui n’en font rien ».

Philippe Destatte : le problème est le même que celui du déclin wallon ou du redressement wallon : c’est un problème de déni. Si vous vous souvenez, il y a vingt ans, on s’énervait parce que les Flamands nous disaient que chaque famille flamande payait une Golf GTI à une famille wallonne par an ou d’autres affirmations de cette nature. Alors, nos économistes se mobilisaient et essayaient de contrer telle ou telle étude de la KUL en disant ce n’était pas vrai du tout. Aujourd’hui, il faut quand même constater que tout le monde, en tout cas dans le monde politique et social, a admis l’idée que, que des transferts existent et qu’ils ont lieu en sécurité sociale comme dans les rapports entre les régions et les communautés. Du reste, il a fallu les objectiver pour élaborer les lois de financement. Donc, oui, les transferts se poursuivent. Il faut ajouter à ce que j’évoquais tout à l’heure le fait qu’il existe une forme d’assistance qui est accordée à la Wallonie, mais aussi, parallèlement, que les Wallons eux-mêmes ont un niveau de vie qui est largement inférieur à la moyenne belge. Cela signifie que, sur chacune de leurs dépenses – on l’observe dans les données statistiques fédérales – en budget formation, en budget restaurant, en budget vacances, achats de livres, culture ou autres, ils sont à environ 15% de dépenses en moins qu’en Flandre [5]. Donc les Wallonnes et les Wallons se serrent la ceinture, ils font des efforts. Mais ces efforts ne sont pas les mêmes pour tout le monde. Celui qui a un haut niveau de revenus et qui basse de 15%, ce n’est pas la même chose que celui qui est au niveau du seuil de pauvreté ou qui est jeune en difficulté et qui doit diminuer de 15% son budget.

Le fragile modèle du Brabant wallon

Eddy Caekelberghs : alors, cartographions les chances et malchances, par exemple industrielles de la Wallonie. C’est vrai que la reconversion industrielle de la Wallonie, notamment la sidérurgie – mais pas que – a été difficile et est loin d’être terminée. On a connu quand même de gros drames, certains impacts inégaux, on pense à Arcelor-Mittal, on pense maintenant à NLMK, du côté de Clabecq et Manage – La Louvière avec des jeux là aussi de pression. Est-ce que la Wallonie peut peser ou simplement se féliciter d’effets d’aubaine, mais devenir otage ?

Philippe Destatte : aujourd’hui, la Wallonie essaie de faire feu de tout bois, donc elle essaie de se redresser au maximum. Mais le bon exemple, nul besoin d’aller le chercher ailleurs, il existe en Wallonie : c’est le Brabant wallon. Parce que là on n’est plus du tout – et je sais bien que vous venez de citer Clabecq -, mais on n’est plus du tout dans la même logique que celle du reste de la Wallonie.

Eddy Caekelberghs : pourquoi toutes les provinces wallonnes ne sont-elles pas au niveau du Brabant wallon ?

Philippe Destatte : c’est la vraie question et effectivement…

Eddy Caekelberghs : c’est une question de gouvernance ?

Philippe Destatte : effectivement, en termes de richesse, le Brabant wallon, pour une moyenne wallonne du Produit intérieur brut par habitant égale à 100, se situe à 156 [6]. Ce qui veut dire que toutes les autres provinces se trouvent en dessous de 100. Particulièrement celles qui ont été aidées le plus comme le Hainaut qui se trouve à 88,4.

Le succès du Brabant wallon est dû à plusieurs facteurs. On ne peut pas nier le facteur de la proximité de Bruxelles, donc les logiques de périurbanisation, c’est certain. Même si Bruxelles est en perte de vitesse considérable depuis 2000. Mais il faut évidemment rappeler l’installation de grands centres de biotechnologies qui ont drainé derrière eux toute une série d’entreprises. GSK, on est là entre sept et neuf mille emplois de chercheurs et laborantins [7]. Mais effectivement, nous sommes otages là aussi. Moi je ne sais pas aujourd’hui quels vont être les effets du Brexit sur GSK. On dit que certaines entreprises européennes qui sont implantées en Grande-Bretagne déménagent ou pourraient déménager. Demain, GSK aussi pourrait migrer. L’effet serait dramatique pour la Wallonie. En Brabant wallon, se trouve également l’Université de Louvain-la-Neuve, qui a créé un écosystème extraordinaire d’entrepreneuriat, de développement technologique, de dynamisme véritable. On essaie d’ailleurs de recréer ce modèle ailleurs. Ce n’est pas pour rien qu’on a créé l’Aéropôle qui est un tout petit Louvain-la-Neuve, avec l’appui de l’ULB, etc. Ce sont des dynamiques intéressantes. Mais quand vous créez l’Aéropôle…

Eddy Caekelberghs : à Charleroi donc…

Philippe Destatte : Oui, dans le nord de Charleroi. Mais ce n’est pas pour ça qu’on résout les problèmes de pauvreté à Charleroi même et que Charleroi se redéploie. Même chose à Liège, le Sart-Tilman se porte relativement bien, mais ce n’est pas pour ça que l’ensemble du bassin liégeois se redéploie. Donc là il y a probablement des efforts considérables à faire et un des lieux de cet effort-là est probablement la R et D…

Eddy Caekelberghs : que vous ne trouvez pas suffisamment investie…

Une R et D fragmentée, insuffisamment fluide et investie

Philippe Destatte : pas suffisamment investie, en effet. Certes, nous pouvons dire que, globalement, on n’est pas très loin de l’objectif Europe 2020 d’investissement de 3% du PIB dans la recherche et le développement [8]. Néanmoins, lorsqu’on ventile par province, on va s’apercevoir que la dépense en R et D par habitant dans le Brabant wallon va être de l’ordre de 2.600 euros [9] alors qu’elle va être en dessous de la moyenne européenne (591,1 pour EU 28) dans chacune des autres provinces wallonnes.

Évidemment, à nouveau, on reconnait là les effets des grandes entreprises de biotechnologies, de pharmacie, etc. On reconnait la force de frappe des chercheurs déjà évoqués qui jouent un rôle considérable. Nous observons à Charleroi – de nouveau sur l’Aéropôle -, ou avec Mithra à Liège, des éléments porteurs de ce type de redéploiement. Mais la R et D est, dans ces provinces, partout insuffisante en volume. De plus, on sait très bien que, grosso modo, les entreprises et particulièrement les grandes entreprises participent à environ 77 % des moyens de la R et D régionale [10]. Quant au budget public, même s’il a été en augmentation sur l’ensemble de la période évoquée, il a l’air ces dernières années d’un peu marquer le pas, surtout au niveau de la Région wallonne, peut-être moins de la Communauté française. Enfin, il faut parler de ce mal wallon qu’est la fragmentation : le fait qu’on ne parvient pas à atteindre des masses critiques, de niveaux européens. Nous disposons, dans le Hainaut ou à Liège, d’une multitude de centres de recherche qui sont tout à fait intéressants et compétents, mais qui sont microscopiques au niveau européen. Cette fragmentation est fondée sur le fait que certains centres de recherche ont été créés par l’UMONS, d’autres par l’ULB, d’autres par l’UCL, etc., et donc – c’est historique -, ils ne se rapprochent pas comme ils devraient le faire. À l’époque de la convergence des technologies, on reste malheureusement un peu chacun sur son fumier. Bien sûr, des initiatives ont été prises, comme le réseau WallTech [11], mais on est loin des grands centres de recherche. La Flandre l’a fait, comme le Grand-Duché de Luxembourg l’a fait, comme les Allemands l’ont fait avec les Fraunhofer, ou d’autres encore. En Wallonie, nous n’y parvenons pas donc nous avons un problème de fragmentation et de masse critique sur les centres de recherche, et un problème de fluidité de la recherche. Luc Chefneux, directeur de la Classe Technologie et Société e l’Académie royale de Belgique a bien mis en évidence le fait que cette fluidité peut être améliorée considérablement par toute une série de mesures qui seraient prises : 1, lutter contre la fragmentation, 2, y mettre des moyens financiers, et 3, essayer de mieux travailler cette transposition, cette intégration entre tout ce qui se passe à l’intérieur même du processus d’innovation entre la R et D et l’entreprise. C’est un problème de création de valeur.

Eddy Caekelberghs : alors on en arrive, parmi les pistes que vous mettez en lumière également Philippe Destatte, sur l’idée que l’on subsidie trop, en quelque sorte, et notamment vous visez les emplois APE à travers les CPAS, vous dites qu’il faut un peu plus de logique de marché, et que l’accompagnement doit être réservé à quelques catégories de personnes seulement.

Le déficit d’emplois producteurs de valeur ajoutée

Philippe Destatte : Oui, c’est-à-dire qu’on essaie d’apporter des réponses concrètes par une réflexion que l’on veut non idéologique. Mon équipe de l’Institut Destrée a organisé un Wallonia Policy Lab et le Collège de Prospective de Wallonie a aussi travaillé sur cette question du périmètre de l’État. Nous avons identifié – et quand je dis nous, ce sont aussi des économistes comme Albert Schleiper, le professeur Henri Capron, etc. Tenez-vous bien sur votre chaise, c’est en 1991 déjà, dans le cadre des travaux de La Wallonie au futur. À cette époque, ils ont identifié un déficit en Wallonie d’environ 80.000 emplois productifs, c’est-à-dire créateurs de valeur ajoutée au sens de la TVA, par rapport à des emplois qui sont difficiles à qualifier, mais qu’on peut dire sociétaux, non productifs, et qui peuvent être non marchands [12]. Alors attention, il existe des coopératives, des asbl qui facturent, qui produisent de la TVA et donc qui sont productives au sens de la valeur ajoutée et dont nous avons besoin. Si vous retournez dans les conclusions du Rapport Brundtland « Notre Avenir à tous« , datant de 1987 et qui fonde le développement durable, un des sept axes majeurs est d’arriver à développer une économie qui dégage des excédents [13]. L’économie wallonne ne dégage pas suffisamment d’excédents, n’est pas suffisamment productive, notamment parce qu’il manque toujours dans la sphère de l’entreprenariat, – l’Union wallonne des Entreprises le répète aussi de son côté -, environ 100.000 emplois. Et donc nos interrogations portent sur la question de comprendre comment on pourrait faire grandir les entreprises. Nous savons que c’est une préoccupation de tous les ministres de l’Emploi, pas seulement celui-ci, mais aussi les précédents, de pouvoir ajouter dix ou quinze personnes par entreprise, par PME, qui feraient accroître évidemment le volume d’emplois productifs. Nous devons aussi nous dire que si nous avons des emplois qui sont des métiers fondamentaux, importants, – le mien par exemple, en tant que chercheur, ou en tant que membre de l’associatif, de l’Éducation permanente, – notre problème est de faire en sorte qu’ils produisent de la valeur tangible de façon à pouvoir la distribuer ensuite et assurer la cohésion sociale.

Eddy Caekelberghs : on se rend bien compte, évidemment, que créer de l’emploi, les syndicats vont applaudir, mais supprimer toute une série de soutiens et d’aides, les syndicats vont vous détester.

Philippe Destatte : effectivement. Et il n’y a pas que les syndicats… Après l’un ou l’autre papier publié par la presse, le ministre Pierre-Yves Jeholet lui-même m’a dit « vous ne voulez quand même pas qu’on arrête d’aider les handicapés au travers des APE ». Non évidemment, la problématique n’est pas là. Il s’agit de s’interroger pour savoir comment éviter de générer des emplois aidés qui favorisent le clientélisme. En effet, la plupart du temps, ces emplois n’ont pas de statut précis. Les bénéficiaires sont désignés en dehors des normes, tant au niveau associatif qu’au niveau communal, ou des grandes institutions. Ce mécanisme favorise le clientélisme, précarise l’emploi. Les travaux sur le précariat montrent que ces dynamiques y sont liées. Dès lors, soit ces emplois sont vraiment importants et ils sont bien liés au non marchand et dans des activités que nous ne voulons pas rendre marchandes – je pense à des appuis à l’éducation, à la petite enfance, ou des emplois de ce type qui sont prioritaires – et dans ce cas-là il faut engager ces personnes-là dans des emplois normaux, statutaires, à contrat indéterminé, et qui sont protégés. Soit ces emplois peuvent être utilisés sous forme de passerelles vers le secteur de prestations marchandes : certaines aides à domicile, les emplois dans les filières de recyclage – les accompagnateurs dans les services containers développés par les intercommunales de développement sont des APE. Dans ce secteur lié à l’économie circulaire, qu’est-ce qui nous empêche de nous dire qu’il faut que ces emplois passent en emplois marchands qui génèrent de la valeur, y compris dans des entreprises d’économie sociale ? Voilà le topo. Ce n’est évidemment pas une position arrêtée. Oui, comme vous le rappelez, Monsieur Caekelberghs, on a parfois des ennuis lorsqu’on dit ces choses-là en Wallonie. Mais moi, je suis un peu surpris de voir le soutien qu’une organisation syndicale comme la FGTB apporte au mécanisme des APE, en organisant des manifestations, etc. alors que, voici quatre ou cinq ans, certains disaient que c’était scandaleux de créer des emplois précaires. Regardons la Flandre, il n’y a pas d’emplois APE en Flandre. Ils sont parvenus à faire en sorte que ces emplois sont entrés dans une logique de production, même lorsque ce sont des emplois qui sont stratégiques et déterminants.

Eddy Caekelberghs : au bout du compte, existe-t-il une formule wallonne, j’entends politique et économique, qui vous séduit plus qu’une autre ?

Philippe Destatte : une formule ? Qu’entendez-vous par une formule ?

Eddy Caekelberghs : On a changé de formule de gouvernement et de gouvernance en Wallonie en cours de mandat. Est-ce que l’une d’entre elles a votre préférence en termes d’impact ?

Une formule wallonne pour 2019-2024 ? Le parti des volontaristes, des entrepreneurs durables et des Européens

Philippe Destatte : vous savez, nous, à l’Institut Destrée, et personnellement aussi, sommes pour le parti des volontaristes, des entrepreneurs durables et des Européens. Et donc nous en trouvons évidemment dans tous les partis politiques démocratiques. Je l’ai écrit plusieurs fois, donc je ne vais pas dire le contraire de ce que j’ai écrit, notamment dans un papier en juin 2014 qui s’appelait « Songe d’un tondeur solitaire » [14]. Je l’avais produit en tondant ma pelouse le samedi. J’y affirmais que, pour moi, un élément déterminant pour former une coalition était de pouvoir disposer au Parlement de Wallonie d’une majorité suffisamment large que pour pouvoir la répercuter au niveau du Parlement de la Communauté française afin de transférer l’exercice des compétences de cette Communauté vers la Région wallonne. En effet, sur l’ensemble des questions stratégiques que nous évoquons, qui sont des questions non seulement culturelles, touchant aux mentalités, mais aussi les questions d’enseignement et de recherche, et je pense particulièrement à l’enseignement technique et professionnel, il faut transférer ces compétences vers la région, les régions. Le problème à Bruxelles se pose de la même façon qu’en Wallonie. Pour faire cela, il faut une majorité très large, les deux tiers. Prenons trois ou quatre partis et formons un élan que certains qualifieraient de national – je dirais d’intérêt régional – pour pouvoir faire en sorte de résoudre tous ces problèmes qu’on ne parvient pas à résoudre. C’est ce qu’André Renard appelait les réformes de structure. Elles ne sont pas nécessairement anti-capitalistes, elles peuvent nous permettre de nous inscrire dans l’économie mondiale. C’est dans cette direction qu’il faut aller. Alors je pense que cela devra se faire avec l’ensemble des partis politiques importants de Wallonie.

Eddy Caekelberghs : merci Philippe Destatte.

 

[1] Ce texte est la retranscription améliorée et documentée par Marie-Anne Delahaut – que je remercie – de l’émission Au Bout du jour d’Eddy Caekelberghs sur la Première RTBF, enregistrée le 24 janvier 2019 et diffusée le 18 février : Quel avenir pour l’économie wallonne ? « Plus de déclin, mais pas non plus de redéploiement »

https://www.rtbf.be/info/economie/detail_quel-avenir-pour-l-economie-wallonne?id=10148916

[2] Philippe BUSQUIN, « Le blé peut se lever d’une terre érodée », dans Renouveau économique wallon, Wallonie 86, n°3-4, p. 177-185.

[3] Philippe DESTATTE, Les questions ouvertes de la prospective wallonne ou quand la société civile appelle le changement, dans Territoires 2020, Revue d’études et de prospective de la DATAR, n°3, Juin 2001, p. 139-153.

[4] « A quelques exceptions près, la Wallonie présente des performances dans les indicateurs retenus qui sont supérieures à la moyenne des RETI les moins performantes et inférieures à la moyenne des 15 RETI. ». Regards sur la Wallonie, Edition 2016, Liège, CESW, 27 juin 2016, p. 11-13.

[5] Dépenses moyennes par ménage et par an selon les régions – 2016, dans Aperçu statistique de la Belgique 2018, p. 118, Statistics Belgium, 2018.

[6] Produit intérieur brut par habitant, à prix courants, NUTS 2, de 2016 – Wallonie = 100, ICN, Comptes régionaux, 2018.

[7] 7000 emplois sur Wavre, 9000 avec les sites de Rixensart et Gembloux. Olivier GOSSET, A Wavre, chez GSK, le plus grand site de production de vaccins au monde, dans L’Echo, 24 octobre 2018.

[8] Isabelle CLERBOIS, Christophe ERNAELSTEEN et Marcus DEJARDIN, Dépenses privées et publiques de R&D en Belgique, Nouveau diagnostic en vue de l’objectif « Europe 2020 », Université de Namur, CERPE, Working Papers, Avril 2018. www.unamur.be/cerpe

[9] En fait 2.613,8 euros en 2015. Dépenses totales de R&D en Wallonie et dans les provinces wallonnes (NUTS 2) – 2011-2015 en €/hab. Eurostat 19.11.2018. – voir Luc CHEFNEUX, Amélioration de la fluidité du processus d’innovation, Namur, Collège régional de Prospective de Wallonie – Institut Destrée, 2019.

http://www.institut-destree.org/files/files/IDI_Documents/2018_Congres_Bifurcations/waldeal_luc_chefneux_innovation_2018_10_01bis.pdf

[10] 76,9 % en 2015. Dépenses intérieures brutes de R&D en Wallonie (2002-2015), UWE / Commision de coopération fédérale, Groupe de concertation CFS/STAT et Politique scientifique, 2018.

[11] http://www.wal-tech.be/

[12] Henri CAPRON, Réflexions sur les structures économiques régionales, dans La Wallonie au futur, Le défi de l’éducation, p. 176-177, Charleroi, Institut Destrée, 1992. Voir http://www.wallonie-en-ligne.net/wallonie-publications/Wallonie-Futur_Index-

Albert SCHLEIPER, Le devenir économique de la Wallonie, dans La Wallonie au futur…, p. 131-132.

[13] https://www.diplomatie.gouv.fr/sites/odyssee-developpement-durable/files/5/rapport_brundtland.pdf

[14] Ph. DESTATTE, Songe d’un tondeur solitaire : une roadmap pour les pilotes de la Région Wallonie ?, Blog PhD2050, 9 juin 2014 https://phd2050.org/2014/06/09/roadmap/

Charleroi, le 17 novembre 2016

Ce papier constitue une mise au net de quelques notes jetées sur mon pense-bête électronique au moment de l’annonce de la fermeture de Caterpillar pour répondre à deux sollicitations, celle de Christophe de Caevel pour Trends-Tendances, d’une part, celle d’Eddy Caekelberghs pour Face à l’Info [1], d’autre part.

Face à l’affaissement et à l’érosion de l’industrie manufacturière dans le PIB, ce qu’on appelle la désindustrialisation, la réponse ne peut être que mobilisatrice et transformatrice. Le phénomène n’est évidemment pas spécifiquement wallon et, contrairement à ce qu’on affirme parfois, l’Europe n’a cessé de s’en préoccuper depuis ses origines [2].

En fait, ne parlons pas de réindustrialisation, mais d’une autre industrialisation, qui se réalise dans un modèle marqué par la prise en compte du développement durable (une société qui vise notamment la nécessaire décarbonisation de l’économie et des transports, mais aussi recherche l’harmonie de ses composantes) et par la transition vers les sociétés de la connaissance, la Révolution cognitive, ou numérique ou digitale, comme on tend à l’appeler aujourd’hui. Ce phénomène subit aussi la convergence entre industrie et services, ainsi que la mutation du modèle industriel lui-même lorsqu’il doit faire face à la compétition mondiale, à la transition énergétique, tout en gardant une dimension humaine sinon humaniste [3].

 C’est donc de chocs comme celui de Caterpillar que peuvent naître de nouvelles marges de manœuvre, de nouveaux espaces de dialogues entre les acteurs de l’économie wallonne afin de créer de nouvelles trajectoires qui, hier encore, nous paraissaient difficiles à concevoir. Ces catastrophes sociales nous rappellent que nous sommes dans un changement de système davantage que dans un simple événement à l’intérieur du système technique industriel.

L’ampleur des difficultés à surmonter et la difficulté de mobilisation de toutes forces vives autour d’un projet commun ne nous empêchent pas de continuer à croire au redressement wallon pour les cinq raisons suivantes.

1. Des stratégies structurelles de redéploiement sont en place

Lorsqu’on évoque les stratégies de redéploiement qui ont été lancées par les gouvernements wallons successifs, on pense bien sûr aux politiques de clusterisation et de filières, notamment les pôles de compétitivité, qui s’inscrivent dans les plans prioritaires wallons, ce qu’on appelle les Plans Marshall. C’est ce que Jean-Claude Marcourt nomme les efforts de réinvention de l’industrie. On connaît les nouvelles dynamiques à l’œuvre dans ces domaines où les entrepreneurs travaillent avec les chercheurs et les centres de formation : Logistics, Wagralim, Skywin, Biowin, Mecatech, GreenWin auraient déjà développé plus de 200 projets de R&D. Ces politiques de rénovation ont vocation à transformer structurellement le tissu industriel wallon, ainsi que les acteurs eux-mêmes le soulignent [4]. Il s’agit de politiques de reconfiguration à très long terme, d’investissements – 2,5 milliards d’euros annoncés pour cette législature 2014-2019 – à plus d’une génération. Les pôles de compétitivité auront un impact véritablement mesurable vers 2025-2030 en termes de mises en réseau, de nombre critique de brevets, de consolidation suffisante de filières et probablement de stabilisation d’emplois dans les secteurs concernés [5]. Dans les 15 ans qui viennent, nous observerons la conjonction de ce qui sort des pôles et de l’arrivée d’une nouvelle génération de managers-entrepreneurs. Nous voyons déjà poindre cette génération de jeunes diplômés, sensibilisés à l’esprit d’entreprise et qui voudront lancer leur propre entreprise.

2. La gestion territoriale est repensée

On observe un double repositionnement : géographique et sectoriel. D’une part, les intercommunales de développement économique ont généralement quitté leurs habitudes jadis autoritaires et top-down pour devenir des agences au service de partenariats stratégiques locaux portant sur des logiques nouvelles qui se développent sur leurs zones d’activités : économie circulaire, nouveaux écosystèmes d’innovation, dynamiques de formation en lien avec les bassins EFE, opérateurs ferroviaires de proximité, etc. Ces démarches connectent les acteurs entre eux et permettent de penser le renouveau au niveau territorial tout en s’articulant – plus ou moins adéquatement, car là on peut améliorer les dispositifs, notamment par une meilleure contractualisation – aux politiques régionales. D’autre part, les pôles de compétitivité ont permis de réorganiser les logiques sectorielles. Nous ne verrons probablement plus des entreprises de 4000 ou 5000 personnes s’implanter en Wallonie. Le nouveau modèle est celui de la filière. Quelque 88 % des 700 entreprises des pôles de compétitivité sont des PME. Quand certaines disparaissent, leurs activités sont reprises à l’intérieur de la filière. Il n’y a pas d’effet systémique. Et puis, aujourd’hui, l’Europe préconise de mettre en place des plateformes de coopération industrielle qui impliquent l’ensemble des entreprises dans la construction de feuilles de route de réindustrialisation au niveau régional, comme cela se fait dans certains pays aux niveaux national ou régional et puis aussi de l’Europe elle-même. Là, on travaille sur des lignes défensives et de court terme pour enrayer les désengagements des groupes et pour ancrer les entreprises industrielles dans les territoires [6].

3. Un nouvel esprit d’entreprendre se développe

L’Agence pour l’Entreprise et l’Innovation, les Maisons de l’Entreprise ou la Fondation FREE ont lancé de nombreuses actions pour développer l’esprit d’entreprendre. Ce travail commence à porter ses fruits même si, en ce domaine, les statistiques tardent à montrer les effets [7]. Des start-ups sont valorisées et font des émules parmi les étudiants, comme à HEC Liège, à la Faculté Warocqué ou à la Louvain Business School ou encore partout où les universités sensibilisent les jeunes chercheurs à la valorisation économique de leurs innovations. Des dynamiques nouvelles de formation se mettent également en place au niveau de l’enseignement secondaire et technique et professionnel, même si le démarrage de l’enseignement en alternance apparaît beaucoup trop lent. Les réticences existent tant du côté des formateurs et des enseignants que des entrepreneurs qui, sur le terrain, ne sont pas toujours aussi disponibles que nécessaire. Mais l’effet à terme devrait être démultiplicateur.

Mais ce n’est pas que dans les facultés d’économie qu’il s’agit de former des entrepreneurs, mais partout, dans tous les cursus, depuis l’école fondamentale jusqu’aux formations doctorales. La Classe Technologie et Société de l’Académie royale l’avait bien indiqué dans son manifeste de 2010 : devenir entrepreneur requiert un état d’esprit mais aussi une formation. Les universités devraient former un plus grand nombre de jeunes désireux de devenirs « entrepreneurs » [8].

4. Un nouveau périmètre de la sphère publique se définit

Il semble que la situation difficile des finances publiques pourrait accentuer le mouvement de nécessaire élargissement de la sphère privée, qu’elle soit composante du monde des entreprises, des coopératives ou des associations. Ainsi, le périmètre de la sphère publique est-il appelé à se restreindre, ce qui pourrait créer de l’espace pour la création d’entreprises. Pendant des décennies, la Région a dû suppléer des domaines et secteurs dans lesquels l’initiative privée avait failli, fait défaut ou avait même totalement disparu. On peut espérer que le renouveau entrepreneurial, au sens large, reprenne sa place et même, pourquoi pas, que des administrations ou des OIP soient privatisés et prennent leur envol en changeant de statut. A titre d’exemple, on peut citer l’initiative de Bruno Venanzi qui a annoncé dans L’Echo son intention d’utiliser une partie des moyens dégagés par la vente de Lampiris à Total pour créer un invest qui soutiendrait les jeunes entreprises de la région liégeoise [9]. Cette initiative aurait le mérite de dégager des moyens privés à côté ou en complément des structures publiques classiques. Ce sont des signes intéressants pour l’économie régionale. D’autant que, par ailleurs, les moyens manquent dans des politiques de reconversion industrielle, d’infrastructure, de santé et de cohésion sociale.

5. Un mouvement d’intégration naît dans l’enseignement supérieur

La transformation du paysage universitaire, engagée par Jean-Claude Marcourt en particulier au travers de son décret [10], aura un impact profond sur le tissu économique. La logique d’intégration retenue pour cette réforme devrait permettre aux établissements d’atteindre la masse critique suffisante pour mener les recherches les plus ambitieuses et de déboucher, plus spontanément qu’hier, sur des projets d’entreprise. Le modèle conduit à un système avec une ou deux grandes universités étroitement associées à des Hautes Ecoles ainsi qu’à des dispositifs intégrés d’enseignement de promotion sociale et artistique. Ces derniers sont d’ailleurs porteurs d’une haute densité de créativité et pourraient être mieux utilisés, car ils ont, en fait, une vocation transversale. Cette évolution devrait renforcer l’autonomie des universités et des autres écoles par rapport au politique et s’ouvrir davantage au monde de l’entreprise en accueillant des chefs d’entreprises, y compris de niveau international, dans les ou le conseil(s) d’administration de cette ou de ces nouvelle(s) université(s). C’est en tout cas les exemples que nous donnent les modèles québécois, texans et californiens qui, bien qu’inscrits dans des logiques et des cultures différentes, méritent d’être regardés de près.

Conclusion : un potentiel de développement citoyen à activer

Partout en Wallonie, mais dans le Hainaut en particulier – la province la plus affectée par la fermeture de Caterpillar – de nombreux efforts d’anticipation ont été réalisés non pas toujours pour prévenir ou empêcher des fermetures ou décisions industrielles de ce niveau, mais certainement pour reconstruire des politiques collectives et un tissu économique. A côté des travaux de Wallonie picarde 2025 dans ce qui était alors le Hainaut occidental, de ceux du Cœur du Hainaut, Centre d’énergies dans le Centre et Mons Borinage – qu’on dénommait Bassin de la Haine – Charleroi 2020 avait pris, voici dix ans, des initiatives très pertinentes. Cet exercice de prospective avait été mené sous l’impulsion du bourgmestre Jacques Van Gompel et de son conseiller Bernard Bermils, et avait rassemblé les forces vives carolorégiennes dans une mobilisation alors sans précédent [11]. Une partie de la philosophie de ce processus et certaines actions sont aujourd’hui relayées par l’intercommunale IGRETEC au travers du Comité de Développement stratégique de la Région de Charleroi Sud-Hainaut. Mais, au-delà du Pôle des Savoirs, du Campus interuniversitaire, du Bassin de Soins, de Charleroi Image, du Wallonia Biotech Center ou des grands projets urbanistiques esquissés par les architectes Jean Yernaux et André Balériaux, beaucoup reste à développer. Cet exemple de ce qui se construit en Wallonie et dans ses territoires parmi les plus affectés nous inspire. Le potentiel de redéploiement qui y réside, au-delà des difficultés de la gouvernance, constitue, lui aussi, une des raisons de continuer à croire au redressement wallon. La poursuite de celui-ci sera nécessairement le résultat de politiques ambitieuses et volontaristes, comme l’indiquait très justement Dominique Cabiaux, après l’annonce de la fermeture de la multinationale. Et l’administrateur délégué de l’Université ouverte ajoutait que ces politiques devront s’appuyer sur une adhésion collective et une implication de tous les acteurs. Cette adhésion ne peut advenir qu’en recourant à la force éclairante de l’analyse qui seule permettra aux citoyens de poser les choix les plus appropriés [12].

Nous ne saurions mieux dire.

Philippe Destatte

@PhD2050

[1] Christophe DE CAEVEL, Cinq raisons de continuer à croire au redressement wallon, dans Trends-Tendances, 8 septembre 2016, p. 34-35. – Eddy CAEKELBERGHS, Face à l’Info, RTBF La Première, 12 septembre 2016.

[2] Philippe DESTATTE, Quelle désindustrialisation pour quelles mutations industrielles, Exposé présenté au Parlement européen, à Strasbourg, le 6 février 2015, à l’occasion de la convention annuelle des présidents régionaux de la Jeune Chambre économique de France. Blog PhD2050, 11-15 mars 2015, 3 parties. https://phd2050.org/2015/03/11/des-1/ – Ph. DESTATTE, Cinq défis de long terme pour rencontrer le Nouveau Paradigme industriel, Blog PhD2050, 31 décembre 2014. https://phd2050.org/2014/12/31/npi2/

[3] Michel DANCETTE, Usine du futur, usine durable, dans Pierre VELTZ et Thierry WEIL, L’industrie, notre avenir, p. 88-93, Paris, Eyrolles, Fabrique de l’Industrie, Colloque de Cerisy, 2015.

[4] Comment les pôles de compétitivité ont rénové le tissu économique wallon, dans L’Echo, 19 décembre 2015, p. 16.

[5] Il faut noter avec les interlocuteurs sociaux que les indicateurs de réalisation utilisés dans le cadre des Plans Marshall successifs et en particulier du Plan 4.0 ne permettent pas actuellement d’identifier des éléments témoignant d’évolutions des différentes actions. Avis A.1291 du CESW sur les indicateurs de suivi du Plan Marshall 4.0, adopté par le Bureau du 6 juillet 2016.

[6] Mattia PELLEGRINI (chef de Cabinet du Commissaire européen Industrie et Entreprise), le 24 septembre 2014 à IMA-Europe.

[7] Nombre de créations d’entreprises commerciales en Wallonie, Roularta Business Info – IWEPS 2015.

http://www.iweps.be/creations-dentreprises-commerciales-en-wallonie

[8] Manifeste, La désindustrialisation de l’Europe, « Nous n’avons plus de temps à perdre », p. 17, Bruxelles, Classe Technologie et société de l’Académie royale de Belgique, 2010. http://www.academieroyale.be/academie/documents/ARBTSRapport1fr6827.pdf

[9] Toujours associés, les deux Bruno de Lampiris vont créer leur invest, dans L’Echo, 3 septembre 2016, p. 17.

[10] Décret définissant le paysage de l’enseignement supérieur et l’organisation académique des études, p. 5, en ligne sur http://www.gallilex.cfwb.be/document/pdf/39681_018.pdf .

[11] Plus de 1000 acteurs et citoyen(ne)es ont été impliqués dans 20 forums thématiques, 4 forums transversaux et plus de 80 réunions spécifiques. Le projet ainsi construit s’articulait en 10 axes stratégiques, 20 projets phares et 184 actions concrètes. Charleroi 2020, Rapport Final, Novembre 2005. http://www.intelliterwal.net/Experiences/Charleroi2020_Rapport-Final_2005-11-09.pdf

[12] Dominique CABIAUX, Préface, dans Virginie de MORIAME & Giuseppe PAGANO dir., Où va la Wallonie ?, p. 9, Charleroi, Université ouverte, 2016.

Namur, le 27 novembre 2014

Comme en 1987, pour le premier exercice de prospective lancé par l’Institut Destrée et intitulé La Wallonie au futur, nous avons parlé ce 27 novembre de changement de paradigme [1].

Le véritable changement de paradigme du Collège régional de Prospective de Wallonie par rapport à la dynamique La Wallonie au futur a été de passer d’une logique d’interpellation du politique – à partir d’une parole préparée par un comité scientifique – à une dynamique de réflexion et d’action. Celle-ci a été entreprise par les acteurs de la gouvernance, issus des différentes sphères de la société, que sont les membres du Collège. 2004-2014, ces dix ans que nous fêtons aujourd’hui ne sont donc pas simplement dix ans d’échanges et de production d’idées mais bien dix ans de transformation de la société wallonne. Ce que nous ont dit de leur motivation les professeurs d’université, les entrepreneurs, les fonctionnaires ou les citoyennes et citoyens qui se sont investis lors de la trentaine de séminaires, colloques et journées d’études que nous avons organisés ensemble, c’est que, dès le lundi, ils mettent en œuvre dans leur vie quotidienne, y compris professionnelle, ce qu’ils ont conçu le samedi en travaillant avec nous.

Ces acteurs et ces chercheurs ont donc fait du Collège régional de Prospective un lieu destiné à amorcer le changement. Chaque membre est déjà porteur d’un élément de ce changement et ainsi, la dynamique mise en place s’est construite comme un processus de transformation de la société wallonne où chacun, dans son travail quotidien, appréhende la société d’une autre manière, pour contribuer à la mettre en mouvement sur base de la typologie des comportements produite par le Collège.

Ce que nous avons voulu faire ce 27 novembre 2014 relève du même registre : le Collège régional de Prospective et l’Institut Destrée ont fait un pari. Donner la parole aux acteurs et les faire réagir à quelques idées qui nous tiennent à cœur tout en se stimulant, se bousculant, par la présence de regards distanciés, mais non distants : ceux du Nord – Pas-de-Calais, de la première des institutions européennes en matière de politique régionale – le Comité des Régions – et d’Eddy Caekelberghs qui a su nous pousser plus loin par la pertinence et l’impertinence de ses questionnements.

C’est donc au travers de quatre interrogations que je propose d’aborder la problématique des rapports entre la prospective, la société et la décision publique en Wallonie :

– en quoi la prospective est-elle utile ?

– pourquoi la confrontation avec le Nord-Pas-de-Calais est-il si stimulante ?

– où voulons-nous aller ensemble ?

– comment faire atterrir les travaux entamés par le Collège régional de Prospective de Wallonie ?

1. En quoi la prospective est-elle utile ?

Le Président du Comité des Régions, Michel Lebrun, a rappelé très justement que la prospective est un processus continu, orienté vers l’action en vue de rejoindre une vision, par l’implication des acteurs. Il a souligné que, appréhendée comme un outil de gouvernance, la prospective constitue un facteur de motivation parce que, justement, elle implique les parties prenantes et les citoyens dans la politique régionale.

La prospective est donc une manière de penser, de travailler et d’agir, qui se fonde sur au moins trois intentions :

intégrer le long terme ; en 2014, on ne fait pas de prospective digne de ce nom qui ne porte au delà de 2025, 2040 ou 2050. Thierry Gaudin dirait que 2100, c’est encore mieux. Plus le temps est long, plus nous pouvons disposer de marges de manœuvre pour proposer des alternatives crédibles. Et puis, le temps est une variable déterminante. Le professeur Michaël Fritsch de l’Université de Iéna, invité le 9 octobre dernier à l’Université de Namur par l’économiste Marcus Dejardin dans le cadre de l’année allemande, le rappelait en évoquant la situation des régions de l’Est. Pour ce spécialiste mondial des systèmes régionaux d’innovation, malgré tous les efforts de l’Ouest, le rattrapage des länder, rattachés par le traité d’unification d’août 1990, n’a pas encore eu lieu. Simplement parce les processus de redéploiement ont besoin de temps. Une leçon pour la Wallonie dont la fin du déclin se situe, pour d’autres raisons, à la même époque ;

épouser la complexité du système ; la prospective ne réfléchit pas séparément et de manière cloisonnée en termes d’économie, de social, de démographie, de culture ou d’environnement, mais plutôt en intégrant toutes les dimensions dans une approche holistique et systémique; cette façon d’aborder les enjeux fait évidemment partie du changement de génération qui est en cours et que rappelait le professeur Philippe Toint en évoquant des méthodes plus participatives, moins formelles, qui intègrent l’incertitude et créent un dialogue entre les disciplines, tout comme l’impose le développement durable ;

mener à la transformation, au changement par l’action; il n’existe pas de prospective digne de ce nom qui n’ait l’intention de déboucher sur l’action; le lien avec la planification tel qu’évoqué existe bien entendu car la prospective se veut stratégique. Sauf que la planification n’est que la programmation, l’inscription dans le temps des actions qui doivent être menées et l’allocation des ressources y correspondant. La planification peut se faire sans vision prospective, avec les enjeux du présent et non ceux du long terme. Plus que d’une planification lourde, nous avons besoin aujourd’hui – Olivier Vanderijst l’a rappelé – d’une mise en œuvre stratégique faite de mouvement et d’agilité. Entre la volonté de changement et le sentiment d’impuissance, disait Didier Paquot, comme représentant de l’Union wallonne des Entreprises, il y a un terrain pour la prospective.

Ce n’est pas seulement le député Pierre-Yves Jeholet, c’est Peter Bishop, professeur de Strategic Foresight à l’Université du Texas à Houston, qui rappelle constamment que Change is hard, but stagnation is fatal (le changement est difficile mais l’immobilisme est fatal). L’utilité de la prospective réside bien dans sa capacité de nous projeter dans le futur pour agir sur le présent en fonction non seulement de ce qu’on y a vu, mais de ce qu’on y a inscrit de nous-mêmes.

En ce sens, j’adhère assez bien à la typologie des niveaux de prospective qui a été rappelée et nuancée lors de la table ronde sur la prospective comme intelligence collective et outil de transformation en Wallonie. C’est d’ailleurs de manière similaire que nous avions défini, en 2000 , avec Elio Di Rupo et son collaborateur Gaëtan Servais, la mission de l’Institut Destrée dans le Système régional wallon de Prospective, en l’arrimant à la décision publique :

– la veille et la détection de signaux porteurs de sens;

– l’animation de la réflexion générale sur l’avenir de la Région wallonne;

– une activité de recherche prospective, directement ou en partenariat;

– une fonction de conseil pour le gouvernement wallon dans les matières retenues [2].

 2. Pourquoi la confrontation avec le Nord – Pas-de-Calais est-il si stimulante ?

Le Nord – Pas-de-Calais, par son exemple, et le Comité des Régions par son expérience, nous invitent à repenser les rapports entre prospective et société au travers d’une gouvernance plus impliquante, multiniveaux, démocratique et surtout efficiente, car fondamentalement orientée stratégie. Nous avons tous mesuré l’impressionnante évolution de l’écosystème prospectif du Nord – Pas-de-Calais et sa capacité de mobilisation des acteurs, depuis une dizaine d’années.

La comparaison avec cette Région française amie est particulièrement utile. Tant la passionnante conférence de Pierre-Jean Lorens, patron de la Direction du Développement durable, de la Prospective et de l’Evaluation du Nord – Pas-de-Calais, donnée au Collège régional de Prospective le 14 juin 2014, que la brillante intervention de la Vice-Présidente du Conseil régional de cette Région, Mme Myriam Cau, ce 27 novembre, ont montré la nécessaire connection et l’indispensable cohérence entre une approche de redéploiement économique, l’aménagement et le développement territoriaux, une stratégie de développement durable et une logique d’interterritorialité. L’intégration de tous les plans et schémas est effectivement indispensable. Certes, ils étaient très nombreux lors de la dernière législature wallonne – plus de trente selon le secrétaire général du Service public de Wallonie, Claude Delbeuck – mais ils sont certainement une bonne douzaine aussi dans une région française, nous l’avons constaté en accompagnant plusieurs de ces territoires. Pour le dire autrement, leur contrat d’avenir est en cohérence avec leur SDER. Au delà de la prospective, c’est donc l’intelligence territoriale, comme prise en compte systémique d’un territoire, la mise en réseau de ses acteurs, pour un développement durable et l’amélioration de son attractivité humaine ou entrepreneuriale [3]. Ce sont donc l’ensemble des données économiques, sociales, environnementales, mais aussi qualitatives, collectées que l’on utilise par la confrontation bienveillante, dans le cadre d’une prospective sociétale et territoriale, pour définir collectivement des stratégies et faire des évaluations pluralistes des politiques publiques. Ce dispositif, basé sur la reconnaissance et le respect des acteurs et partenaires, fonde dès lors à la fois une vision d’avenir mobilisatrice et une stratégie adaptée pour l’atteindre.

Toutefois, le danger, c’est, comme l’a souligné Mme Cau, de créer des niches intellectuelles qui vivent leur propre vie. Ce danger est partout. Il guette aussi la Wallonie. Il guette le Collège régional de Prospective de Wallonie malgré les efforts qui ont été les siens de s’ouvrir régulièrement. Il guette aussi l’IWEPS. Mais cela ne doit pas nous empêcher d’avancer les uns et les autres.

 3. Où voulons-nous aller ensemble ?

Cette question, entendue de la bouche de la prospectiviste Lawrence Lippitt à la World Futures Society à Houston en juillet 2000, nous l’avons posée à la Wallonie dans les mois qui ont suivi. Elle figurait en conclusion du rapport de la Mission Prospective Wallonie 21, adressé au ministre-président wallon, le 17 mars 2001 [4]. C’est une question lancinante à laquelle nous n’avons pas encore répondu de manière satisfaisante, complète et collective – et je ne suis pas le seul à le constater.

Pourtant, Florence Hennart, économiste à la DGO6 du Service public de Wallonie, et membre du Collège régional de Prospective, nous a dit que le moment est particulièrement propice au déploiement de la prospective et, en particulier, pour se lancer dans un exercice complet de prospective comprenant enjeux, vision et stratégie. Comme nous le rappellaient plusieurs interlocuteurs avertis – parmi lesquels Basilio Napoli et Bernard Fierens Gevaert – une vision claire de notre avenir doit être définie : collectivement, avec l’ensemble des acteurs wallons, en bénéficiant du fait que les acteurs sont plus mûrs aujourd’hui qu’hier, eux qui ont tiré profit des expériences d’une certaine continuité stratégique, du Contrat d’Avenir pour la Wallonie de 1999 au Plan Marshall 3.0, quinze ans plus tard.

La première table ronde a posé la question de l’objectivité de la prospective. Par définition, elle ne saurait l’être. Les statistiques ou les prévisions peuvent être collectées ou présentées plus ou moins objectivement. Mais la prospective, elle, est fondamentalement subjective parce qu’elle est humaine, liée aux acteurs. Elle renvoie, fort heureusement, aux choix collectifs et aux enjeux dont on se saisit ou non. Il n’existe en effet pas d’enjeu valable partout et en tout temps. Un enjeu ne devient un enjeu que si les acteurs en font un enjeu. Ne cachons pas des choix politiques derrière des affirmations d’objectivité ou de scientificité.Thierry Gaudin nous a appris dans son Discours de la méthode créatrice qu’il doit exister un équilibre entre les données objectivables, le pôle délibératif et le pôle conceptuel. C’est cette interaction qui fonde la prospective stratégique [5]. On ne saurait objectiver en chambre des choix en matière de technologies disruptives au niveau territorial. Il s’agit de paris sur le futur car les résultats à long terme resteront incertains. De même, les choix de reports d’échéances en matière budgétaire ne sont pas des choix scientifiques mais des décisions stratégiques et politiques.

La prospective se développe dans un environnement d’incertitude, intégrant les trajectoires budgétaires. Non pas des données imposées de l’extérieur, mais des données volontaires, choisies. La prospective consiste avant tout, nous l’avons dit, à rechercher des alternatives. Elle ne saurait être robuste en elle-même, elle ne l’est que par la rigueur et la pertinence des méthodes qu’elle utilise.

 4. Comment faire atterrir les travaux entamés par le Collège régional de Prospective de Wallonie ?

Les échanges de cette journée de travail au Parlement wallon étaient fondamentalement positifs, car volontaristes et capitalisant sur les nombreuses avancées engrangées en Wallonie ces dernières années. Avec la pensée, fondamentale, normative plus qu’exploratoire, selon laquelle demain sera ou pourra être meilleur qu’aujourd’hui. Certes, comme l’a indiqué le secrétaire général d’Inter-Environnement Wallonie, Christophe Schoune, on observe un doute profond quant à l’avenir, surtout si l’on interroge la prospérité future. Mais, a-t-il ajouté, l’action collective peut recréer la confiance.

L’implication des acteurs dans la réflexion sociétale passe évidemment par leur reconnaissance, par l’intelligence collective, la co-construction, productrice de politique mais aussi d’action publiques, tout en s’appuyant sur le politique pour que ce soit lui qui donne le ton, impulse le mouvement, organise la réflexion et l’action car c’est sa responsabilité. Non pas dans un consensus mou, imposé, mais dans une logique d’exigence et d’ambition majeures, de risques partagés, de volonté collective de transformation, ce qui implique de la confrontation, voire des débats très vifs. Le prospectiviste australien Richard Slaughter nous a appris que, dans le cycle du changement, il n’y a pas de transformation sans conflit. Les résistances et les barrières surgissent toujours : c’est en les anticipant que l’on parvient à les surmonter. Plus les changements seront structurels, plus ils seront difficiles à réaliser. Mais plus nous serons nombreux à y travailler, plus forte sera notre capacité d’y parvenir. La dynamique de la prospective, adéquatement inscrite dans la gouvernance permet que les élus ne soient pas seuls à imposer le changement mais qu’ils l’inscrivent dans un mouvement collectif.

A ce point de vue, comme l’a indiqué Sylvie Marique, directrice générale au Service public de Wallonie, inculquer la culture de la prospective, c’est induire un autre état d’esprit. On observe une envie citoyenne de participer à la construction d’une vision. Et cette envie existe parmi la jeunesse, en Région Nord – Pas-de-Calais comme en Région Wallonie. J’en ai fait l’expérience à Ath où, voici quelques années, la Maison de la Culture a entamé une réflexion prospective à l’horizon 2047, en partenariat avec les écoles des différents réseaux. La ministre-présidente de la Communauté française de l’époque avait d’ailleurs été interpellée pour que cette initiative, fondée sur l’appréhension de l’avenir et non sur l’expérience du passé, soit généralisée dans l’enseignement, comme c’est la cas dans les pays anglo-saxons avec Young Foresight, en Angleterre, aux États-Unis ou en Allemagne [6].

N’en doutons toutefois pas, aussi utile qu’elle puisse s’avérer, la prospective n’est pas la panacée qui va tout résoudre dans notre monde. Elle peut néanmoins armer ceux qui seront confrontés à ce qu’ils n’imaginaient pas ou ne voulaient pas imaginer. Certains évoquaient ici-même des décisions qui pourraient être prises à Anvers et qui nous seraient fatales demain. Il est certain que réfléchir sérieusement à ces éventualités avant l’échéance nous permettrait utilement d’envisager des alternatives. Là, les méthodes de la prospective peuvent aider. La question est certes difficile à traiter mais elle devrait être naturelle en prospective puisqu’un élément, le sous-système institutionnel pourrait être affecté. Dans les années 2000, l’OCDE s’était étonnée du retard de la Belgique en matière de prospective, en particulier face au dynamisme de l’école française. L’enquête que j’avais alors réalisée montrait que la question institutionnelle, particulièrement vive depuis les années 1960, empêchait les Belges de se projeter à quinze ou vingt ans car ils étaient tétanisés par le risque de disparition de l’Etat. La Cellule de Prospective du Conseil central de l’Economie avait d’ailleurs fait les frais de ce refus d’envisager l’avenir sans tabou.

L’exemple de la réforme territoriale française est éclairant. Grâce à ses travaux prospectifs sur l’interterritorialité, le Nord – Pas-de-Calais semble davantage préparé à son mariage imposé avec la Picardie que la Picardie à son mariage avec le Nord – Pas-de-Calais. En 2011, l’Institut Destrée et Creactive Place, le Pôle des Futurs de Deauville, ont accompagné le Conseil régional de Basse-Normandie dans une prospective sur la Normandie à l’horizon 2025 et au delà. Le président du Conseil régional Laurent Beauvais, a souhaité que nous pensions la Normandie dans son ensemble, avec les services et les acteurs concernés, à partir de ses composantes et autour d’un projet commun. Caen me paraît aujourd’hui tellement bien préparée à l’unification des deux Normandie que je ne sais dire si cette fusion constitue un futur possible qui advient ou un futur souhaitable qui aurait été atteint par la volonté des élus.

Ce 27 novembre à Namur, le président du Parlement wallon, André Antoine, a appelé l’Institut Destrée à ouvrir un dialogue avec les acteurs de la prospective et à réunir au sein de ce Parlement, meilleur endroit pour discuter de l’avenir des concitoyens, toutes celles et tous ceux qui, en Wallonie, s’occupent de l’avenir wallon. Il faut, dans certains lieux, que la majorité et l’opposition travaillent ensemble, a dit avec raison le vice-président de l’Institut Destrée, le député Jean-Luc Crucke. Nous sommes évidemment disponibles pour cette action de rassemblement dont il faudra certainement préciser les finalités et les contours. Tant le Collège régional de Prospective de Wallonie que la Plateforme d’Intelligence territoriale wallonne préfigurent cet effort de réunir des acteurs de sensibilités philosophiques et politiques différentes, porteurs d’enjeux multiples. Un Conseil économique et social, peut-être renforcé sur son volet environnemental, pourrait lui aussi – Bruno Antoine, secrétaire fédéral de la CSC Luxembourg, l’a rappelé –, s’investir dans cette logique prospective si elle a comme vocation de renouveler la mécanique du projet commun. Car Pierre Gustin, président du Collège régional de Prospective, l’a souligné : l’essentiel, ce n’est pas nous-mêmes, l’essentiel, c’est le contrat sociétal.

Michaël Van Cutsem, directeur de recherche à l’Institut Destrée, a évoqué une quatrième phase de la prospective à ouvrir en Wallonie, qui serait celle d’une élévation de nos niveaux d’implication et de performance. L’Institut Destrée est à la disposition du Parlement wallon pour avancer dans ce sens et pour répondre à ses attentes, en partenariat avec votre Gouvernement, Monsieur le Ministre-Président Paul Magnette, en travaillant, comme le fait le Collège de Prospective de Wallonie depuis dix ans, pour le bien-être de l’ensemble des Wallonnes et des Wallons.

Philippe Destatte

https://twitter.com/PhD2050

[1] Ce texte constitue la mise au net de mon intervention au colloque Prospective, société et décision publique, tenu au Parlement wallon, le 27 novembre 2014, à l’occasion du dixième anniversaire du Collège régional de Prospective de Wallonie.

[2] Elio DI RUPO, Une cellule indépendante de prospective pour la Wallonie, dans Philippe DESTATTE dir., Evaluation, prospective, développement régional, p. 308, Charleroi, Institut Destrée, 2001.

[3] Intervention de Pierre-Jean LORENS au Collège régional de Prospective de Wallonie, le 4 juin 2014.

[4] Philippe DESTATTE dir., Les fondements de la prospective wallonne, p. 42 et 47, Namur, Institut Destrée, 17 mars 2001. – Lawrence L. LIPPITT, Exploring the « Magic » of Creating the Future, Exposé fait à Futures Focus 2000, World Futures Society, Houston, 25 juillet 2000.

[5] Thierry GAUDIN et François L’YVONNET, Discours de la méthode créatrice, Gorde, Ose-Savoir – Le Relié, 2003.

[6] Ph. DESTATTE, Les chroniques de 2047, Une expérience créative d’apprentissage de la prospective dans l’enseignement secondaire, Maison culturelle d’Ath, 14 mai 2007. http://www.institut-destree.eu/Documents/Chantiers/ID-EP-A1-PhilippeDestatte-Chroniques2047_070514.pdf

Hour-en-Famenne, le 8 novembre 2014

Invités par Eddy Caekelberghs à la RTBF radio, ce 27 octobre 2014, pour parler de la Belgique, de ses institutions et de son identité, Hervé Hasquin et Marc Uyttendaele évoquent tout à coup Jules Destrée qui, pour le constitutionnaliste, serait un personnage moins honorable qu’il n’y paraît, notamment à cause des considérations de l’avocat carolorégien – sorti de l’ULB, membre du Barreau de Bruxelles et collaborateur au Soir – à l’égard des Bruxellois. Le Secrétaire perpétuel de l’Académie royale se laisse alors aller à affirmer que Destrée appelait les Bruxellois « des métèques », ce que le Professeur Uyttendaele confirme gaiement. L’intelligence et la notoriété des élites leur permettent-elles de dire n’importe quoi ? A ma connaissance, Jules Destrée n’a jamais utilisé ce terme à l’égard des Bruxellois. Un coup d’œil au Dictionnaire Robert (2008) permet de confirmer que métèque est une injure raciste tandis que le mot métis, employé par Destrée dans La Lettre au roi, a un sens précis. J’avais, à ce sujet, écrit un petit papier à la demande de la revue Politique, qui l’avait publié en octobre-novembre 1998, p. 40-42. Je vous le livre car… teveel is te veel…. Que cela ne vous empêche pas de vous interroger sur les raisons réelles pour lesquelles certains passent leur temps à salir la mémoire du député de Charleroi…

PhD

Philippe-Destatte_Meteques_2014-11-08

Charleroi, le 9 septembre 1998

Alors que, si souvent, ce sont les observateurs bruxellois qui pontifient sur l’identité wallonne, ce serait piquant d’inverser les rôles pour une fois. Porter un regard sur l’identité bruxelloise : l’idée d’Henri Goldman est assurément séduisante. Elle implique en tout cas une certaine reconnaissance de l’extériorité du regard du Bruxellois sur la Wallonie et vice-versa. Cette idée, simple d’apparence, ne l’est pourtant pas d’évidence. Plusieurs fois ces derniers mois, dans les rapports entre la Wallonie et Bruxelles, la question s’est posée de l’implication de l’observateur à l’égard du sujet. En sciences sociales en effet, il n’est pas indifférent de savoir qui parle.

Qu’est-ce que dès lors qu’un Bruxellois ou qu’un Wallon ? Se poser les deux questions en même temps apparaît de nature à décrisper le débat. La définition qui consiste à considérer qu’il s’agit de l’habitant de la région peut poser problème si on considère la qualité de Bruxellois ou de Wallon comme exclusive. Dans un débat récent, Hervé Hasquin s’est dit Carolorégien – donc Wallon – et Bruxellois à la fois. Historien wallon, ministre bruxellois : les rôles sont précisés et croisés. De même, régulièrement, nous avons pu entendre la sociologue namuroise de résidence Denise Van Dam se dire et militante wallonne et militante flamande, tout en se voulant observatrice, croisée également, des deux réalités. La dimension temps est également à prendre en compte : Wallon hier à Charleroi, Hervé Hasquin – comme Jules Destrée entre 1919 et 1936 – est devenu progressivement Bruxellois en y résidant depuis vingt ans. Dans le même temps, on pourrait difficilement nier que Hervé Hasquin ait apporté sa part de Wallonie à Bruxelles, ne fut-ce que par ses écrits ou par le fait qu’il créa le premier cours d’histoire de la Wallonie dans une université francophone, au début des années quatre-vingt. Identités wallonne et bruxelloise continuent donc à coexister dans une même personnalité, se complètent mais entrent également en conflits l’une avec l’autre ainsi qu’avec les autres identités que nous nous partageons et générons sans cesse, géographiquement, intellectuellement, affectivement. Dans notre exemple, gageons que l’homme politique ne donne pas toujours raison à l’historien, et vice-versa.

La réforme de l’État, toutefois, a apporté une dimension supplémentaire. En effet, à côté de la citoyenneté belge, en vigueur depuis 1830, des citoyennetés se construisent autour des entités fédérées. En effet, depuis 1970 et plus encore depuis 1993, des normes légales, administratives et juridiques, des droits et des devoirs, s’attachent aux qualités de Flamands, de Germanophones, de Bruxellois, ou de Wallons, compris dans le sens d’habitants d’entités territoriales précisément définies. A Bruxelles, particulièrement depuis 1989, ces qualités s’articulent.

Mais l’histoire de Bruxelles ne commence pas l’année de la chute du mur de Berlin. Sous-capitale dans l’Ancien Régime – la formule est de Robert De Vleeshouwer -, une préfecture parmi bien d’autres sous l’Empire, Bruxelles est devenue depuis 1830 un lieu de centralisation et de concentration politique, administrative et financière qui s’est donné pour vocation de structurer l’espace belge et d’utiliser cet espace, et ceux qui y vivent, au profit d’une bourgeoisie, issue de toutes les régions, mais qui s’y est également concentrée. Ce rôle, que le professeur Pierre Lebrun a bien décrit, a généré de vifs ressentiments contre Bruxelles, tant en Flandre qu’en Wallonie dont les populations, à plusieurs reprises, ont rêvé ou menacé d’en découdre avec Bruxelles : Bruxelles pouvoir politique, Bruxelles centre administratif, Bruxelles cœur du capitalisme de ce pays, Bruxelles tout entier symbole du sort fait aux ouvriers ou aux prisonniers de guerres wallons, ou encore au peuple flamand.

Bourgeoisie capitaliste, agents de l’État belge : militaires, gendarmes, fonctionnaires, localisés à Bruxelles, ont été historiquement les premiers ralliés à l’identité politique belge et à sa construction idéologique et culturelle. Bruxelles a été cette polarisation stérilisante, niant les spécificités sociales, culturelles, régionales – provinciales. En cela, Flamands des faubourgs – ceux qui pourtant avaient donné leur sang pour la Révolution – et immigrés wallons ont été écartés et se sont écartés du modèle. Le Bruxellois était Belge, sans plus. Et c’est ce Belge bruxellois que Destrée fustige dans La Lettre au Roi (1912) ou dans Wallons et Flamands (1924). A noter qu’au moment du premier texte le député de Charleroi travaille dans la capitale du royaume, au moment du deuxième, il y habite, rue des Minimes.

Le reproche que Destrée adresse aux Bruxellois – et dont on ne cesse à Bruxelles de faire grand cas – relève moins de la zoologie que de l’esprit de fausse médiation qu’il perçoit chez ceux qu’il appelle les endormeurs nationaux ou les conciliateurs nationalistes et qu’il qualifie de métis. Aux yeux de Destrée et de nombreux autres Wallons, – Albert Mockel avait utilisé le mot de métis dès 1897 – et aujourd’hui encore, Bruxelles est cet être hésitant entre deux moyens, entre deux partis, conforme à une des définitions de métis dans le Dictionnaire universel de Maurice Lachâtre : se tenir chancelant et métis (Montaigne). Comme l’écrit Destrée : cela permet à ces messieurs de la capitale de faire les sages à peu de frais. Ils se déclarent gravement aussi éloignés des excès wallingants que des excès flamingants.

En dehors de la réforme de l’Etat, déjà évoquée et que je ne développerai pas, deux évolutions au moins me semblent avoir marqué Bruxelles depuis ces premiers constats et mériter notre attention. La première évolution : le rôle de capitale internationale et de ville d’accueil à des populations du monde entier avait été perçue par Destrée, dès 1924, et il est regrettable – mais non innocent – qu’on ne cite jamais les conclusions de son chapitre sur la cité des métis :

Ainsi Bruxelles, dont la prospérité récente est magnifique, devient, pour les idées, ce que sa situation géographique indiquait, un centre du monde, un point de contact des grandes civilisations du siècle. […] La cité des métis devient de cette façon l’ardent foyer d’une civilisation européenne ; c’est un rôle assez beau pour que nous puissions beaucoup lui pardonner  1 .

La deuxième évolution touche aux Wallons. S’ils ne sont certainement pas les seuls immigrés à Bruxelles, même au XIXème siècle, ils en constituent la plus grande masse. Or, cette population a connu au niveau de sa troisième ou quatrième grande génération, un phénomène d’intégration classique qui l’a majoritairement transformée en francophones de Bruxelles, probablement au gré du déclin de l’économie wallonne et du développement des luttes linguistiques des années soixante. Ce phénomène a probablement été accentué par l’incompréhension des Bruxellois à l’égard du choix de Namur comme capitale de la Wallonie, événement révélateur d’un constat auquel aux pieds de Saint-Michel on n’était jamais parvenu à aboutir : celui selon lequel si Bruxelles est le centre géographique de l’Europe, de la Belgique et de la Flandre, Bruxelles n’est pas le centre de la Wallonie, n’est même pas en Wallonie, comme le constatait Xavier Mabille en 1982.

De ces évolutions serait née une nouvelle identité bruxelloise. En est-on si sûr ? On voudrait, certes, voir Bruxelles s’assumer comme entité fédérée et capitale multiple. Mais est-on persuadé qu’il existe aujourd’hui dans la patrie de Pitje Schramouille un espace réellement occupé entre le modèle de la belgitude et du fédéralisme non assumé d’une part, et, d’autre part, la ghettoïsation espérée de ceux qui n’ont pas encore voulu ou pu adhérer à la norme de l’assimilation : ghetto nocturne des Flamands de Bruxelles (Waar Vlamingen thuis zijn) dont les écoles ne font plus recettes, ghetto des dernières rondes du gala du folklore wallon (Bruxelles, mon chez moi wallon), ghetto des saveurs maghrébines et des couleurs de Matonge. Ainsi, le métissage constaté par Destrée ne serait pas celui que tout démocrate est en droit aujourd’hui d’espérer pour Bruxelles.

Car enfin, les multiples appels au secours de Bruxelles ne nous paraissent pas toujours sérieux. Quand on entend évoquer les partenariats culturels douteux avec la Flandre, peut-on imaginer le rejet d’un dynamisme que chacun doit reconnaître aux créateurs flamands ? Au nom de quoi peut-on répudier un financement complémentaire proposé par la Flandre à l’égard du théâtre de la Monnaie quant on sait le nombre de ses abonnés de la dorsale anversoise ? Mais aussi, on s’étonnera en Wallonie, de certaines distances, sinon tiédeurs, bruxelloises sur des enjeux de citoyenneté à l’égard des populations immigrées. Puis-je avouer, en ce qui me concerne, que c’est avec ces Bruxellois-là, que je me sens, comme Wallon, le plus solidaire ?

Le discours sur la solidarité ne pouvait pas manquer à cette évocation. Ce discours est idéologique. Il marque avec une certaine constance la volonté de Bruxelles d’exister, y compris au détriment de la Wallonie. En 1982, lors du colloque organisé à Bruxelles en 1982 par l’Institut Destrée sur Le statut de Bruxelles et ses relations futures avec la Wallonie, Henri Simons pouvait encore s’étonner du discours de certains orateurs jetant résolument leur regard vers la Wallonie et il estimait que Bruxelles devait se tourner autant vers une région que vers l’autre. Quant à François-Xavier de Donnea, il prônait bien sûr la fusion de la Région wallonne et de la Communauté française tout en soulignant – sans sembler se rendre compte qu’il niait la Wallonie – que cette fusion n’excluait en rien la possibilité pour la Région de Bruxelles d’être simultanément dotée d’un statut de région à part entière.

Pourtant, n’y a-t-il pas un rêve pour Bruxelles ? Si, et il me semble proche de celui qui occupe nos nuits wallonnes : l’espoir d’une forte identité politique régionale pour une société pluriculturelle qui valorise les expériences et les potentialités culturelles de ses populations. Ainsi, la ville-frontières n’en aurait plus et en oublirait le gordel qui l’obsède. Que les Turcs de Bruxelles puissent ouvrir Bruxelles à la Turquie et la Turquie à Bruxelles, de même pour les Marocains, pour les Italiens, pour les Grecs, pour les Portugais, pour les Flamands et pour les Wallons. Faite d’ambassadeurs de tous les coins d’Europe et du monde, Bruxelles comprendrait alors que dans la stratégie de développement ouverte qu’elle mettrait en place, elle pourrait elle-même représenter dans la capitale de l’Europe les valeurs et les projets de ceux et de celles qui l’ont faite.

A Henri Simons qui actualisait dernièrement sa pensée sur la décentralisation de la culture en soulignant qu’à Charleroi, ils ne sont pas plus cons qu’à la capitale, on pourrait gentiment répondre qu’à Bruxelles, ils ne devraient pas être moins métis qu’à Charleroi.

Philippe Destatte

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[1] Jules DESTREE, Wallons et Flamands, La querelle linguistique en Belgique, p. 133, Paris, Plon, 1923. – Pour la bonne forme, Marc Uyttendaele traite aussi Jules Destrée de « raciste » et d' »antisémite ». On se référera, je l’espère avec intérêt, à mon papier Jules Destrée, de l’antisémitisme de principe au philosémitisme humaniste, Blog PhD2050, 11 août 2014, http://phd2050.org/2014/08/11/destree/